A perte de vue
L’océan. À perte de vue. L’incessante hésitation de ses jeux de lumière où s’échangent le vert, le bleu, le gris et le blanc de l’écume. Et puis l’aveuglant compas du soleil traçant, d’un bord à l’autre du regard, la fine blessure de l’horizon. Séparant les eaux d’en haut des eaux d’en bas. Tes yeux vont et viennent. Concentrent leur faisceau. L’élargissent. Embrassent. Reviennent au même point. Distinguent. Déchiffrent. Recommencent. Le plaisir en est aussi vaste qu’incertain.
Tu ne sais que faire de cette émotion. Tu voudrais la conserver, lui donner la netteté d’un signe. Mais elle oscille sans cesse, s’accroît, diminue, s’affirme, se retire de nouveau à la façon des vagues. Tu ne peux l’habiter, t’y installer, en jouir durablement. Tu ne peux que dériver en elle, flotter, consentir à ce voyage hésitant de ton regard et de ta chair. Tu auscultes en toi, à tout hasard, le mot beauté, prêtes l’oreille aux battements de son cœur vide, cherches un autre mot, n’en trouves pas.
Y aurait-il un art secret du regard, un art capable d’alimenter sans fin le plaisir de voir ? Y aurait-il une façon d’aimer plus calmement ce genre de défaite qui fait écho à la beauté ? Il y a une telle puissance d’absence qui émane de ces moments qui nous aspirent hors de nous. La beauté n’est ni un mot, ni une chose, ni une image, rien ne peut reposer durablement sur elle. Des actes désordonnés, imprécis, maladroits se multiplient discrètement sous son nom, comment y retrouver ne serait-ce que les prémisses du savoir-faire après lequel tu cours ?
L’océan, quant à lui, continue de tourner et retourner ses vagues, étincelant et régulier comme un moteur neuf prêt à t’emmener où tu seras capable d’aller.
Chroniques de l'inconnaissance 6-2-2016