Vraies rues, fausses rues
Toutes les rues sont vraies et fausses à la fois ; et de toute façon elles ne mènent jamais où l’on dit qu’elles mènent. Dans leur faux sens, elles ne conduisent qu’au roman, à l’ennui, aux vanités, bientôt à l’asphyxie. Dans leur vrai sens, elles ne vont nulle part, se consument en toi, s’évanouissent en fumées, montent vers les nuages, les étoiles, l’infini. De ces deux sens, il n’en faut négliger aucun, car on avance toujours et simultanément dans les deux à la fois, un pied dans l’un, un pied dans l’autre, au risque de se tordre les chevilles ou de tourner en rond. Le matin, en sortant de chez toi, tu suis ta rue jusqu’au boulevard, le boulevard jusqu’au lycée, mais l’ardoise des toits, les marronniers du parc, les vapeurs hautes de l’atmosphère, les sensations de froid, de chaud, le givre ou le soleil, qui communiquent entre eux dans la plus parfaite transparence, te ravissent aussitôt à toi-même, ne laissant arriver à son « port » quotidien qu’un fantôme indécis qu’on suppose être « toi ». Toujours est-il que le vrai « toi », parti bien avant toi, parcourant les vraies rues, n’est jamais arrivé où que ce soit ; il s’aménage au jour le jour, parmi les choses vraies, des nulle part à lui, où il échappe aux contraintes du rêve imposé, s’évade et trouve des arrangements plus musicaux avec sa propre opacité et celle des êtres ou des choses.
Résister à la poésie. User du faux, du masque, des cymbales. Se retenir au bord du trou. Pour ne pas tomber dans le puits de la voix, les oubliettes du silence. Résister par tous les moyens. Roman, philosophie, science, logique, décrets, objets plus ou moins contondants. Qu’importe. Résister jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autre façon de dire ou de faire. Certains résistent mieux que d’autres. Plus longtemps. Plus fermement. Plus sûrement. Parfois bien au-delà de leurs propres raisons et de leur propre voix. Ventriloques de l’ironie, de la banalité, du soupçon. Il s’accumule, aujourd’hui, beaucoup de mauvais silence sur cette affaire de résistance à la poésie. Un silence moite, contraint, embarrassé, faussement bienveillant. Lourd silence familial où mijote à feu doux un vilain ragoût de mépris, de quarantaine, d’excommunication, de dénégations faussement attendries. Il n’y a qu’à rassembler sur la page les pièces muettes de ce puzzle que le temps et la géographie ont dispersé pour qu’il se remette à parler. Il suffit, par exemple, d’ajuster le bon nom à son lieu. Hölderlin, Tübingen. Rimbaud, Aden. Artaud, Rodez. Mandelstam, Voronej. Celan, Paris, Seine. Impasses d’un corps à vif. Rues de solitude barrées par la même nuit humaine. Mâchoires se refermant sur celui qui cède au réel, à l’éveil, au poème. La figure s’esquisse. Tu devines aussitôt. Tu n’as jamais su résister. Erreur congénitale. Toujours ce dénuement, cette faiblesse, cette vie à découvert. Les fleurs arctiques. Douceur ! Un corps s’échappe.
Mais revenons dans la petite ville au cœur moyenâgeux où s’étiole l’écho de quatre troubadours et celui de ton adolescence. Les fausses rues s’y évaporent sous tes pas de lycéen. Parfois la neige te devance. Les rues, les toits, les murs se reploient dans la blancheur d’un silence anonyme et parfait. On dirait que l’horizon de chaque chose s’efface ou se rapproche jusqu’à faire partie d’elle, ou bien que chaque chose se fond dans toutes les autres pour que se déploie une page neuve offerte au soleil d’hiver. Ce qu’il écrit aujourd’hui sur la neige ressemble, comme deux flocons, à ce qui s’écrit au fond de toi, mais qu’aucune musique savante ne guide encore vers tes cahiers de poèmes. Il y a plus d’un corps dans ton corps, et le corps qui écrit attend ceux qui dorment en lui, dans le mot qui ne vient pas, la phrase qui renâcle, le poème qu’il voit mais ne peut attraper. Tant d’écritures s’agitent en toi que parfois tu imagines avoir trouvé en elles le dénominateur commun de ces corps anarchiques et de leurs solitudes analphabètes. Ce n’est rien qu’une étincelle, mais elle étaye ton erreur et te donne le courage de continuer. Comment se passer, au commencement, des services de l’erreur, de l’illusion, du bafouillage, de l’orgueil mal placé, des croyances puériles, pour aller un peu plus loin dans le grand jeu des mots ? Ne faut-il pas du petit bois, des brindilles, pour que prenne le feu et que s’embrasent les plus grosses bûches ?