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Visions

 

 

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            « Visions ». Prenons le mot dans cet espace intérieur qui n’est, à proprement parler, ni mystique, ni psychiatrique, mais associé parfois à la naissance d’une œuvre poétique. Prenons-le, par exemple, à la fin de la Vita nova de Dante, juste après le dernier sonnet de ce livre, et annonçant l’écriture future de la Divine comédie : « Après ce sonnet, il m’apparut une admirable vision en laquelle je vis telles choses qui me firent décider de ne plus dire de cette Bienheureuse jusqu’à ce que je puisse plus dignement traiter d’elle. Et pour y parvenir je m’efforce autant que je peux, comme en vérité elle le sait. Et donc, s’il plaît à Celui par qui toutes les choses vivent, que ma vie dure encore quelques années, j’espère dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune. » Prenons-le dans la lettre dite du voyant, d’Arthur Rimbaud, où ce dernier évoque le destin du poète en ces termes : « Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! » Est-ce un hasard si, d’époque en époque, sont liés par ce mot – visions – les trois espaces de la mystique, de la folie et de la création ?

 

 

            Nous nous méfions aujourd’hui de la part d’exaltation contenue dans l’usage de ce terme, nous croyons avoir trouvé des solutions médicales et institutionnelles aux visions de la folie et ramené à quelque étiage raisonnable la ferveur attachée aux visions mystiques. Il n’en reste pas moins que l’humain demeure une espèce à haute tension et que les remèdes de la raison, destinés à éviter la surcharge, peuvent induire à leur tour de regrettables courts-circuits. De plus, notre méfiance, notre prudence, notre soif de tiédeur, suscitées par les frénésies collectives et les horreurs du siècle dernier, nous éloignent d’une prise en compte froide et lucide de tout événement psychique qui ne serait pas immédiatement raccordable à des raisons identifiables. Il faudrait, en poésie par exemple, n’évoquer que la partie visible et quasiment artisanale de la création et, pour en parler, ne s’en tenir qu’à la matière strictement observable, vérifiable, rationalisable. Or, fuyant un danger, nous allons doucement vers un autre danger, celui d’une mise sous tutelle et d’une stérilisation corrélative du processus créatif.

 

 

            La vision matricielle qui précède l’œuvre ou l’accompagne, fait partie de ces objets implicitement interdits d’étude et d’évocation par la critique moderne et post-moderne. Cela se justifie parfaitement, bien sûr, s’il s’agit de parler à la place des auteurs, mais rien ne peut justifier la surdité critique à l’égard des multiples traces et témoignages laissés dans l’œuvre ou dans la correspondance des écrivains, des poètes ou des artistes. Pour ce que j’en expérimente personnellement, ladite « vision » m’apparaît comme une sorte de vortex, non pas irrationnel mais pré ou post-rationnel, qui aspire et synchronise, de façon fluide, comme musicale, un nombre indéfini d’éléments non encore liés ou plus liés par les logiques disponibles du moment où elle surgit. J’y vois une sorte de « synchronisation musicale » mobile, en grande partie spontanée, où se dévoile un versant de la pensée nullement anecdotique ni réservé à la seule poésie, mais avec de multiples résonances sur tous les autres plans de ladite pensée.

 

 

            Je crois que nous aurons fait un grand pas dans la compréhension du processus créatif lorsque, ayant rendu aux critiques une humilité, une prudence, une abstinence parfaitement justifiées par les limites de leur propre lecture, nous ne prendrons plus ces limites pour les normes de la création, mais recentrerons notre attention sur les témoignages multiples de la « folie » et des « excès » nécessaires de ceux qui créent.

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Chroniques de l'inconnaissance 21-7-2017

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