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Un plaisir né de rien

 

 

            Trois ans. Au pied des platanes, sur les allées, se forment après la pluie de petits bassins circulaires. La transparence de l’eau immobile laisse voir un fond de boue grise et de petits vers de vase rouges qui se tortillent en tous sens. Aucun passant « adulte » n’est aimanté comme tu l’es par cette vision austère ou répulsive. La plupart diraient qu’il n’y a rien à voir. Rien d’intéressant. Pourtant tu restes là, accroupi au pied de l’arbre, fasciné par ce que tu vois. Un plaisir né de rien. Presque rien. Comme tout plaisir. Saveur de l’insipide. Retombée alchimique de l’incarnation. Boucle sensible nouée autour du vide.

 

 

            On se demande souvent pourquoi tel ou tel sont devenus « poètes », mais la question inverse te semble tout aussi pertinente, sinon plus. Pourquoi ne devient-on pas poète ? Comment cet enfant des flaques d’eau et des vers de vase, par exemple, aurait-il pu faire pour ne pas le devenir ? On imagine la poésie comme un art à part, une façon savante et artificielle de s’exprimer, on voit la discontinuité, le parti-pris, on reste aveugle sur l’essentiel : la poésie n’est que l’envers des choses, le lieu où leur réalité s’écrit d’emblée et se donne à lire. En ce sens, il n’est pas d’acte qui ne soit un acte poétique. Enfermer la question du désir poétique dans l’alternative d’être ou ne pas être « poète » c’est méconnaître ce lien, clairement perceptible dans l’enfance puis oublié, qui associe notre existence entière à l’alchimie des saveurs, des formes et des mots.

 

 

            La réalité des choses ne cesse de s’écrire, en même temps, sur les deux faces de ta vie. Une fois à l’endroit, l’autre à l’envers. Face et pile, pile et face. Cette rue, ce visage, cet arbre disent ici ce que tu sais et qui tu es, mais de l’autre côté ils ne sont qu’écume, remous, tourbillons et ne parlent que de ta vertigineuse innocence. Côté face, les choses se plient à la loi des mots, côté pile, le sabordage du langage est assuré et la cruauté des choses devient patente. Cent fois par jour tu assistes à ces retournements de situation, à ce stupéfiant enchaînement de victoires et de débâcles dont tu ne sais jamais si tu es le vainqueur, le vaincu ou le champ de bataille.

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