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Le poète écrit-il n'importe quoi ?

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            Le poète écrit-il n’importe quoi, fait-il n’importe quoi ? Si la technique est dictée par l’objet, si l’ingénieur, le technicien, le savant sont contraints par leur objet, le poète est-il contraint par quoi que ce soit ? Peut-on dire, comme nous le disons pour le savant, le technicien, l’ingénieur, que son faire obéit à la réalité de son objet ? Quel serait d’ailleurs cet objet : le mot, la chose, la langue, la parole, l’homme, la vie, l’existence, l’être, le temps qu’il fait, le temps qui passe ? Parlant de tout et de rien, la poésie n’aurait-elle aucun objet ? Les aurait-elle tous ?

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              Au temps où régnaient la métrique et les formes définies du poème, on aurait pu penser qu’il n’y avait pas, dans l’usage du langage, de faire plus contraint que l’écriture poétique, encore que cette contrainte fût elle-même marquée par l’arbitraire du choix, mais depuis que la poésie a récusé ses propres règles, n’est-elle pas devenu le lieu d’une carence absolue de logique, un lieu déserté par la raison et le calcul des hommes, un espace indécis où s’évapore tout objet ? Pourquoi pas, mais alors comment expliquer la cohérence des grandes œuvres poétiques si ce n’est par une contrainte et une logique résiduelles qui sont absentes du faire de la stricte raison ?

 

         Lorsque l’on a agencé toutes les pièces du puzzle logique disponibles pour une époque donnée on s’aperçoit qu’il en manque toujours une qui nous éclairerait sur la figure formée par toutes les autres, leur conférant ainsi leur signification. Cette pièce ressemble à une lueur flottante que l’on ne pourrait qu’entrevoir ou deviner sous le monceau des pièces ajustables par la raison. Une lueur ou une saveur. Cette pièce fantôme ressemble au désir que nous avons du jeu lui-même, à la jouissance fluctuante qu’il nous procure, au rôle indécis que nous y tenons, à notre amour instable de la vie.

 

             Cette lueur ou saveur n’est peut-être qu’un reflet qui court de pièce en pièce et ne s’arrête jamais sur aucune, pièce oscillante, furtive, dansante, qu’on ne peut ni fixer ni tenir mais sans laquelle notre puzzle se vide de tout intérêt et ne s’abouche qu’au vide. Elle semble en fait une virtualité n’appartenant à aucune des pièces mais se prêtant à l’usage de toutes. De n’importe laquelle. Le « n’importe quoi » de la poésie pourrait se résumer à cette attention fervente poursuivant de pièce en pièce ce reflet, cette saveur, cet écho qui nous ombilique amoureusement au « n’importe quoi » de l’être. En ce sens, oui, le poète fait n’importe quoi, obéit à la contrainte de ce n’importe quoi, qui est tout autant son voyage que son objet.

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Chroniques de l'inconnaissance 24-10-2018

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