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La poésie contre le poème ?

 

Petit plaidoyer intempestif en faveur du poème

 

 

 

            Longtemps, on a identifié la poésie au poème, mais aujourd’hui, on pourrait croire que les choses se sont inversées et que la poésie est partout sauf dans le poème. On évoque la poésie d’un film, d’un roman, d’un lieu, d’un moment, beaucoup plus rarement celle du poème, ce poème accusé des torts les plus contradictoires, depuis l’hermétisme jusqu’à la mièvrerie, mais surtout qu’on ne lit plus. Le poème serait-il devenu entretemps un lieu infréquentable, un objet obsolète, un rite naïf et un peu ridicule répondant à des superstitions qui n’ont plus cours ? Le poème aurait-il perdu son lien privilégié, organique avec la poésie, serait-il même devenu un obstacle au déploiement de celle-ci ?

 

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            Il est vrai qu’entre le dix-huitième siècle et le vingtième le poème s’est lui-même, peu à peu, délesté de presque tous les caractères propres qui permettaient jusque-là de l’identifier : rime, mètre, figures, formes, lexique balisé. Il n’est pas jusqu’à la fameuse découverte de Monsieur Jourdain concernant le partage de la prose et du vers qui n’ait été bousculée, car existe-t-il encore une différence entre vers et prose lorsque le vers se veut libre et que prospère le poème en prose ?

 

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            Ne convient-il pas, alors, de ne distinguer que des « genres littéraires » et de mettre à part, comme entre parenthèse, une poésie qui ne serait qu’une fonction poétique partagée de façon égale et identique par les différents « genres » ? Auquel cas, oui, le poème perdrait son rapport privilégié avec la poésie et apparaîtrait tout simplement comme un genre parmi d’autres, mais, pour le dire franchement, pas le plus poétique ni le plus conforme à la sensibilité d’aujourd’hui. D’ailleurs, l’excès qu’il contient n’est-il pas le signe d’une exaltation suspecte, un peu désuète, seulement justifiée par la croyance en quelques vieilles lunes comme on ne sait quelle « voyance », quel « prophétisme », quelle relation proclamée « intime » à l’infini ?

 

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            Petite remarque entre parenthèses : lorsqu’on juge le roman, ce sont des romans particuliers qu’on critique ou qu’on loue, jamais ou rarement le genre lui-même, idem pour l’essai, le théâtre, comme pour les autres domaines de la littérature ou de l’art. N’est-il pas paradoxal que ce soit justement le poème, dont l’expérience ne cesse de déborder et de brouiller les genres, que l’on juge, philosophiquement, esthétiquement, statistiquement, en tant que genre, c'est-à-dire dans son droit même à l’existence ? Ce brouillage ne serait-il pas, depuis toujours, ce qui conduit les détracteurs du poème à vouloir le réduire précisément à un genre pour mieux en faire le procès et en éliminer le risque ? Souvenons-nous, ici, de Platon et du reproche qu’il faisait au poète d’être « un homme multiple » et de ce fait dangereux pour le bon ordre unidimensionnel de la cité.

 

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            Alors, nous-mêmes, qui aurions comme chacun tant de « bonnes raisons » de souscrire à l’esprit du temps, qui est prose prosaïque, novlangue, refus de toute transcendance, pragmatisme comptable, rationalisme hédoniste et cynique, quelle « mauvaise raison » inavouable avons-nous de « recourir » encore « au poème » ? Dans le laboratoire surchauffé dudit poème, suant devant notre athanor, serions-nous donc les derniers alchimistes égarés dans la grande époque des sciences, de la technique, de la communication et du libre marché planétaires ? Bientôt, organe par organe, gène par gène, nous serons en mesure de corriger et recomposer l’homme au mieux de nos préférences de consommateurs avisés et de nos intérêts bien compris, et voilà que certains d’entre nous traînent les pieds, s’attardent, perdent leur temps et leur argent à mettre au point ces petites machines dérisoires, obsolètes et invendables que sont les poèmes ! Le vieux Platon n’avait-il pas conseillé déjà en son temps, au nom d’une République idéale, de chasser le poète de la cité, non sans l’avoir d’abord, bien sûr, souci d’image et de communication oblige, couronné et enguirlandé de rubans et de fleurettes ? Mais qu’on se rassure, les choses avancent !

 

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            Toutefois, à ceux-là qui ne voient désormais dans le poème qu’un retard improductif pris sur la prose du monde, une survivance superstitieuse d’un passé révolu, je voudrais dire ceci : nous qui le voyons et le pratiquons, au contraire, comme une forme de résistance intime et tenace à la folie prosaïque du monde, comme un mode d’exploration et d’incarnation discret et lucide d’un réel toujours rebelle à la raison, comme une façon de déconstruire et de vivre à l’endroit la fable inversée d’une vie fausse secrétée par l’erreur constitutive de l’humain (que certains manipulent, d’ailleurs, au profit de leurs propres illusions et jouissances particulières), nous qui le voyons et le pratiquons comme un « recours », non pas magique mais ultime, nous faisons « corps » avec nos « mauvaises raisons » comme jamais vous ne le ferez avec vos « bonnes raisons ».

 

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            Voici, par exemple, une de ces « mauvaises raisons » qui nous tiennent au corps : le poème, quoi qu’on dise, n’est pas un « retard » mais un « écart », il est un pas de côté, une façon de ne pas obtempérer aux lois implicites de ce monde à l’envers, de ce monde où l’ego croit à sa propre réalité et à celle de ses objets, s’imaginant cause ultime de ses actes et de ses désirs vers eux, ce qui, soit dit en passant, ne lui laisse d’autres perspectives que cette rivalité, ce ressentiment et cette violence qui font l’ordinaire de nos journaux télévisés. Le poème est, en effet, le lieu où se manifeste une urgence, celle de ne pas céder à la fausse urgence du monde tel qu’il est, de résister à la voix haletante des commentateurs attitrés qui nous suggèrent qu’il serait salutaire d’accélérer encore le rythme de notre train planétaire menacé de déraillement, sans tenir compte de ceux qu’il écrase sur son passage ni du monde dont il compromet la survie.

 

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            Une seconde « mauvaise raison » ? Dans ces temps où l’on prétend comprendre l’homme et le monde en alignant des chiffres, le poème est un lieu d’écoute privilégié où nous vient le silence inverse et éloquent qui donne l’exacte mesure de notre parole : celui de l’impossible, du réel même de cette maison d’échos où logent nos dérives les plus intimes, les plus singulières. En lui, l’écoute est sans cesse relancée : par la brisure d’une phrase, par l’alliance ou le heurt de deux mots, par une assonance ou une dissonance, par la matière imprévisible mais impérieuse du sens, par ses victoires en forme de déroutes. Comment ignorer qu’en lui la plus grande liberté formelle n’est que l’instrument d’une rigueur inédite qui se dévoile, figure après figure, à celui qui l’écrit comme à celui qui le lit ? Il y a là quelque chose d’une progression musicale et logique à la fois, je dirais presque « mathématique », parfaitement audible à travers tel poème particulier, tel ensemble de poèmes ou l’œuvre entière de tel poète digne de ce nom.

 

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            Une troisième « raison » enfin, nullement la dernière, aussi « mauvaise » que les deux autres, aussi lancinante pourtant et prégnante pour nous, qui n’avons rien trouvé de mieux que le poème pour y faire coulisser la vérité de cette boucle poétique nouée en nous par le verbe : la logique binaire qui sert de support privilégié à notre mise en forme hâtive, pragmatique et virtuelle d’un monde de plus en plus complexe et surpeuplé ne peut qu’exclure l’homme réel de ses calculs. Cela ne serait pas si grave si nous ne conférions à cette logique les pouvoirs et les prérogatives de la pensée elle-même et la considérions seulement comme un instrument imparfait mis au service de celle-ci. Or, on assiste de plus en plus au renversement insidieux de cette hiérarchie et l’on voit l’instrument devenir la pensée même et réduire les chances d’expression de l’homme réel aux seuls symptômes d’un malaise généralisé, quand ce n’est pas aux gémissements des victimes.

 

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            Notre conviction de poètes c’est qu’il a toujours existé, dans la confusion ordinaire du parlant, un lieu où la parole, s’ouvrant plus attentivement et audacieusement à ses propres combats, à ses propres défaites et à ses renaissances, devient le nimbe musical du réel qui la troue et donc l’espace improbable offert à l’homme réel qui l’incarne dans le silence de son corps, et que ce lieu n’est autre que le poème.                        

 

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(Projet d’article non publié)

 

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