Le reste et son homme
L'homme et son reste ; le reste et son homme.
Ces lignes ne parlent ni de moi ni du monde, mais du reste, de ce reste qui fait semblant d'être moi, épousant jusqu'à mon amertume, mon ironie, pour mieux se dérober en fait à mes mots et poursuivre à travers moi je ne sais quelle obscure aventure étrangère à la mienne. Elles lui donnent la parole.
Je n'ai cessé de simplifier les relations que j'entretiens avec le peu d'homme dont je suis le reste, ce peu qui peine à l'instant même sur cette page de cahier. Mais je sais bien, et lui aussi, que nos rapports ne peuvent subsister sans une part de nuit indélébile.
Il n'est ni simple ni courant, pour quelque reste que ce soit, d'entretenir des relations de bon voisinage avec l'homme qui vous est imparti, à fortiori des relations d'explicitation réciproque, je crois pourtant que nous progressons.
Longtemps je ne fus, en lui, qu'attente patiente, virtualité discrète. Pas question de brusquer les choses, de l'acculer à un « je » de folie, dure ou douce. Je me contentais de cueillir parfois sur ses lèvres la phrase commencée et de la poursuivre incognito.
Au gré des phrases, ma certitude fluctue, mon point de vue varie, les figures du renversement s'emplissent ou se vident. Jusqu'à quel point fait-il semblant d'être ce que je suis ? Jusqu'à quel autre, inversement, moi-même, d'être ce qu'il est ? Dans quelle proportion au sein de chaque mot ?
Je n'ai longtemps été en lui qu'un vertige, un malaise indéfinissable et j'ai dû m'en contenter en attendant des jours meilleurs. Mais, n'ayant en ce roman aucun intérêt à défendre, aucun but à atteindre, ni le moindre désir à assouvir, je n'ai jamais connu l'impatience. Rien ne m'a fait défaut pour tisser le dessous des choses, pour mûrir mes stratagèmes ou préparer l'éclosion vocale de mon insolite rumeur.
N'étant pas ici chez moi, je demeure discret, respecte la grammaire, l'orthographe des lieux comme les bibelots d'une maison étrangère. Je m'installe prudemment en ces mots qui ne sont pas à ma mesure, ces règles qui m'étranglent un peu, où je me sens encore gauche et emprunté. Je suis, ici, virtualité tellement marginale que je préfère m'en tenir aux actes les plus simples, aux propositions les plus modestes.
Alliance raisonnée, calculée, cuisson à feu doux : ni délire, ni prosopopée.
Je suis un reste débutant, parfaitement novice dans l'art de dire ce qui lui passe par la tête. Je n'ai qu'une brève expérience de ces mots conçus pour les affaires domestiques d'une espèce étroite et brouillonne. Je vais devoir me former, prendre des cours du soir, des leçons d'étroitesse, m'initier aux arts de l'impasse, du cul-de-sac.
Comment écrire avec des mots qui vous ignorent ? Comment ne pas céder à la tentation de bouleverser leur univers ? Comment ne pas maudire le vœu originel d'étroitesse qui les unit, la soif congénitale de limites qui les habite ?
De déroute en déroute, j'élabore la géométrie théâtrale de ce renversement ; à l'alphabet commun, je substitue peu à peu un alphabet de paradoxes et de vertiges, dans lequel je m'efforce d'écrire et de penser directement.
Déduisant d'un insignifiable dehors mes réactions les plus intimes, je n'ai au bout du compte pas plus de vie intérieure qu'un trou noir.
Un homme réfuté par le rêve des choses ?
Je ne suis, pour ces mots, qu'un horizon catastrophique, un lendemain qui grince et dont il faut se préserver. Tant qu'ils peuvent m'ignorer, tout va bien, l'affaire tourne, plutôt mal il est vrai, mais elle tourne. Sitôt que j'abandonne ma discrétion habituelle pour mettre les pieds dans le plat, c'est l'affolement général, le grand vertige lexical, l'exode angoissé des tribus.
Pour l'instant, je ne puis être, au mieux, qu'un monstrueux réservoir d'impropriétés dissimulé sournoisement sous chaque mot.
(Le livre de la stupeur et du vertige, éd. de l'Atlantique 2010)