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Notes sur Après les jours

 

1. Un roc affreux

 

Ce « roc affreux », qui donne son titre à la première partie d’Après les jours, vient d’une lettre datée du 25 août 1880, la seconde que Rimbaud adresse aux siens depuis son arrivée dans le port d’Aden, dont la partie ancienne est située dans le cratère d’un volcan éteint. C’est par cette expression que le poète ardennais commence sa description du site portuaire où il vient d’arriver voici quelques semaines. Ce qu’il en dit évoque une vision dantesque et semble traduire un choc :

 

« Aden est un roc affreux, sans un seul brin d’herbe ni une goutte d’eau bonne : on boit l’eau de mer distillée. La chaleur y est excessive, surtout en juin et septembre qui sont les deux canicules. La température constante, nuit et jour, d’un bureau très frais et très ventilé est de 35 degrés. Tout est très cher et ainsi de suite. Mais, il n’y a pas : je suis comme prisonnier ici, et, assurément, il me faudra y rester au moins trois mois avant d’être un peu sur mes jambes ou d’avoir un meilleur emploi. »

 

Comme beaucoup de poètes et de lecteurs de poésie, je me suis beaucoup interrogé sur les derniers textes de Rimbaud, Une saison en enfer, les Illuminations, mais aussi sur les rapports que pouvaient entretenir avec eux son adieu à l’écriture poétique et les lettres qui ont suivi son départ de France puis d’Europe. Compte tenu du caractère inouï de la brèche ouverte dans notre poésie, notre littérature, et même notre culture, par ce tout jeune homme, je me suis dit que l’énigme Rimbaud, celle de son silence comme celle de ses derniers écrits, ne pouvait être une énigme purement personnelle, mais qu’elle nous parlait d’une sorte de point de non-retour atteint, à travers lui, par la poésie elle-même.

Ce qui se passait dans la tête de Rimbaud, au moment où il renonça à la poésie, du moins à la poésie écrite, s’est évanoui avec lui, mais ce qui émane de ses poèmes et de ses lettres, continue de voyager en nous. Lorsque l’on fait en soi-même, avec rigueur, l’expérience Rimbaud, l’expérience d’une lecture-incarnation, il y a un temps où paraît nécessairement ce « roc affreux », mais il devra être strictement incorporé, sous peine de demeurer un simple simulacre, un décor d’opéra.

La couleur de ce « roc » est la couleur mentale que j’ai voulu donner à cette première partie. Elle entre en résonance avec d’autres visions parentes contenues dans la Saison, dans les Illuminations ou dans les poèmes de la dernière période, je pense à Fêtes de la faim, que le poète reprend en partie dans la Saison, où le minéral, « le roc », vient sur le devant de la scène. Je pense aussi à ce poème étrange des Illuminations, intitulé « Barbare », où la poésie semble vouloir établir sa demeure au cœur de l’inhabitable, après les jours précisément, en un lieu où ne peuvent éclore que les fleurs de l’impossible : « Oh ! le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.) »

Rimbaud démontre, par son œuvre et par sa vie, que la poésie est une forme d’exploration, non seulement des mots, mais du réel dont ils sont faits et qui les fait, et aussi une manière de réinvention de l’homme au fur et à mesure que son territoire s’étend à un inconnu qu’il avait ignoré ou dénié jusque-là, par crainte, par goût des habitudes, par obéissance aux traditions.

Le « roc affreux » de la vision d’Aden répète ce choc que Rimbaud a maintes fois affronté dans une vie et une poésie aventureuses vouées à l’inconnu, aux infinis vagabondages par les terres vierges ou interdites, aux confins de l’invivable. Si Rimbaud fut à la fois, lui-même, fascinant et invivable pour les autres, notamment pour Verlaine, c’est sans doute parce qu’il a incarné sans réserve ni prudence la plus haute fascination de l’inconnu et de l’invivable. Mais le choc affronté des premières fois déplace toujours sensiblement les frontières de l’inhabitable et accroît d’autant le territoire habitable de l’humain : l’inhabitable d’aujourd’hui devient souvent, grâce à celui qui en soutient la première vision, la demeure de demain. Il y a de l’invivable dans la vie, nous dit Rimbaud, mais il est fascinant de le vivre les yeux ouverts et de faire du roc comme du choc d’un premier regard lucide, la première pierre d’une nouvelle et plus vaste demeure.

Un tel choc doit être mesuré, d’autre part, à l’aune de l’époque où Rimbaud écrit, dans une solitude presque totale, il faut bien le dire. Ce qu’il découvre est inaudible pour les lecteurs et même pour les poètes de son temps, et le restera longtemps après sa mort, bien des choses restent toujours à interroger dans ses derniers écrits.

 

 

2. Une douceur singulière

 

            Si la première série de poèmes du recueil est née d’une méditation sur ce « roc affreux » si énigmatiquement et intimement lié à l’expérience poétique de Rimbaud – une expérience que l’on pourrait dire tournée vers quelque dehors interne ou quelque intériorité externe –, la seconde, je l’ai pensée d’abord comme une plus vive attention à ce monde déchiré qui nous entoure et dont nous viennent sans répit le bruit et la fureur des hommes. Une attention au tout-venant.

            Quel pouvoir reste-t-il à la poésie ou à l’art dans ce monde où les maîtres-mots sont « concurrence », « rentabilité », « technique », « médiatisation », « statistiques » ? On pourrait croire qu’ils n’en ont plus aucun. Je pensais, en écrivant, à la formule de Bonnefoy, que je cite de mémoire, la poésie est mémoire de l’un : quelle valeur pourrait encore avoir cette mémoire de l’un dans un monde qui ressemble de plus en plus à un simple espace numérique où l’on se combat à coups de chiffres.

            Mais, je ne crois pas que l’homme puisse aller vers lui-même par négation et exclusion progressive de ce qui constitue, à chaque instant de son parcours, le mouvement même de son inconfortable réalité. Et le rôle de la poésie ne me semble pas devoir être de se barricader dans un espace pur qu’elle nommerait tantôt l’idéal, tantôt le rêve, tantôt la nature, tantôt la révolte, quelle que soit ici ou là l’utilité de ces mots et des espaces qu’ils cernent. Son retrait d’un monde qui la refuse serait, selon moi, une erreur et un rétrécissement de sa véritable fonction. C’est pourquoi j’ai voulu, dans cette seconde série de poèmes, témoigner d’une unité plus difficilement perceptible mais à peu près inaliénable, puisqu’elle est le mouvement de l’homme réel, dont je distingue le signe dans une douceur très étrange venue dans les circonstances les plus critiques et dont il me semble entendre l’écho, également, dans le poème de Rimbaud cité plus haut :

 

            « – Oh ! le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)

            Douceurs !

            Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, – Douceurs ! – les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. – O monde ! – »

 

            Ou encore :

 

            « Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.

            O douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, – ô douceurs ! – et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques. »

 

            Cette douceur et cette ferveur paradoxales disent, dans les mots, les formes et les couleurs mêmes de notre vie, et à travers les circonstances les plus diverses, combien nous sommes liés tout autrement que nous le croyons au mouvement de l’être. C’est à peine si nous en devinons le signe, et à grand peine que nous nous efforçons de l’écrire ou de le montrer entre nos mots. On retrouve l’alchimie de ce lien autre dans la beauté tourmentée des tableaux et des eaux fortes de Goya, qui sont la principale source d’inspiration du second poème de cette partie, Un chantier inespéré.

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