Des vers luisants et des dieux cannibales
Quatre ans. Autour de toi, à travers toi, cette fluidité, ces saveurs, ces transparences. Le vert d’abord, les herbes, celles qui rampent à tes pieds et celles qui s’élancent, te caressent, te dépassent. Paysages qui se chevauchent, s’emboitent, se mêlent, du plus petit au plus grand. C’est un champ à l’abandon. Ici et là, des buissons, des taillis. Tu entres. Sors. En vrai. En rêve. T’immerges, te noies, te dilues dans tes sensations. Tu n’es plus à l’intérieur de toi, mais partout ailleurs. Tu n’as pas de mot pour dire ça. Aujourd’hui non plus, sans doute : tu dis « beauté », à tout hasard. Alors, tu ne pouvais qu’ouvrir les yeux, regarder avec tout ton corps, en courant, sautant, riant, retenant le moindre détail. Parmi ces ondes de « beauté », qui te traversent, te défont, t’entraînent d’un jeu vers l’autre, il y en a de plus serrées, de plus précises. Des êtres minuscules en sont les voyageurs. Ce scarabée noir aux reflets bleus, par exemple. Ou son frère jumeau, noir aux reflets verts. Des merveilles ! Que tu prends au creux de ta main. Qui marchent depuis ton poignet jusqu’au bout de tes doigts. Ou encore, cette araignée jaune et noire, immobile au centre de sa toile parfaite, dont la ruse et la patience te fascinent. Au sommet de ces merveilles, une lueur discrète, qui s’allume à la nuit tombée, une minuscule étoile verte perdue parmi les herbes, et que tu espères à chaque pas des promenades vespérales. Petit insecte gris sublimé par sa propre lumière et les odeurs de menthe qui l’enveloppent. Un ver magique ! Un ver luisant !
Dix-sept ans. Madrid. Musée du Prado. Tu bascules, tombes. Cette chute est définitive. Tu n’avais encore jamais ressenti cela à ce point. Tu mesures dans ta chair toute la force émotionnelle de la beauté. Goya, Greco, Bosch, Vélasquez, Zurbarán. Tu ne t’en es jamais remis. Cinquante ans plus tard, la marque est toujours là, aussi vive, aussi précise, tu n’as rien oublié de ce choc, tu le ressens encore. On dirait que chaque détail de ce jour a été tatoué sur ton corps. Ce basculement fait partie de ce que tu es désormais. Ce qu’il provoqua en toi fut l’origine d’un autre regard, celui que tu poses encore aujourd’hui sur les choses ou les êtres. Rien ne fait plus écran entre lui et ce pouvoir secret qui vient de toute part et s’ancre en chaque chose. Des hommes avaient laissé pour toi, sur leurs toiles, le signe éclatant de ce pouvoir, ils l’avaient laissé comme une flèche indiquant sa provenance, sa direction, sa trajectoire unique : l’adolescent que tu étais la reçoit en plein cœur et ne veut plus guérir.
Dans la salle où sont accrochés les Goya, tu achèves ton périple, t’arrêtes, t’attardes, saisi, fasciné. Entre l’invivable et ce qui l’est à peine, le fil court, court toujours, ne rompt pas. Goya ne peint là rien de « beau ». Horreurs de la guerre, sabbats de sorcières, processions sinistres, laideur de la décrépitude, le Temps dévorant ses fils. Tu ne peux pourtant t’arracher à ces peintures. On dirait que leur « beauté » est à proportion de la quantité de folie qu’elles accueillent, qu’elles métabolisent. Tu reçois le message. Chacun sait où et comment va le monde, toi, tu commences à l’entrevoir aussi, mais tu entends déjà ce que suggèrent ces toiles. La « beauté » n’est pas le contraire de la « laideur ». Elle n’est le contraire de rien. Elle ne confirme ni n’infirme rien. Quel que soit son propos, elle est juste cette porte qu’un homme se propose d’ouvrir et par laquelle d’autres passeront si ça leur chante et s’ils sont prêts. Une porte entre ce qu’il croit être (et n’est pas) et ce qu’il croit ne pas être (et que, pourtant, il est). Une porte que la vie réelle entrouvre, à travers lui, pour qu’un peu plus de légèreté, de souplesse, de fluidité soient données, dans la lumière ou dans le noir, à leur alliance du moment.