De la lucidité
Cela fait quelque temps que je n’ai pas alimenté ces chroniques en direction de moi-même, c'est-à-dire de personne, de tous ou du lecteur de hasard qui s’y reconnaîtra sans que je le connaisse. Si j’y reviens, c’est pour dire mes démêlés avec cette fonction cruelle que nous portons en nous, bien au-delà de l’idée que nous nous en faisons, bien autrement que nous ne le pensons : je veux parler de la lucidité.
Immergés dans le bouillon romanesque de nos existences et sommés de le boire de telle ou telle façon par la mode ou la dictature d’un temps et d’un lieu, nous sommes parfaitement informés, pour l’essentiel à notre insu, de la façon réelle dont chaque chose advient, nous caresse ou nous heurte, et passe à travers nous. Que cela nous réjouisse ou nous blesse, les choses qui sont sont, celles qui ne sont pas ne sont pas, comme le disait déjà Parménide en son temps. Il voyait en cela le choix qui nous est laissé, entre une voie et une impasse. J’aurais tendance, pour ma part, à y voir plutôt une hybridation très inconfortable de voie et d’impasse, une sorte de voie en forme d’impasse si l’on veut.
La pente générale en cette affaire est de suivre l’inflexion imprimée au commencement par l’erreur matricielle qui nous a donné forme d’homme et qui conditionne un calibrage très étroit des vérités admissibles. Les choses se compliquent pour celui qui, par malfaçon congénitale, aura été construit à l’envers et que l’erreur originelle aura laissé errer les yeux ouverts parmi les friches de l’humain. Bien qu’il ne porte en lui aucun des ingrédients qui composent et alimentent le grand malentendu humain, son existence même constitue un témoignage à charge contre notre erreur matricielle et de fil en aiguille contre tous les dénis petits ou grands qui en découlent. Sa façon de parler ou de se taire alimentera sans cesse l’inquiétude et le soupçon de tous ceux que n’apaisent que les vérités et les mensonges calibrés. Il aura beau faire et beau dire, il restera ce qu’il est, une plaie ouverte sur cette chrysalide de demi-sommeil qui enveloppe la nymphe de l’homme réel. Si elle ne peut faire l’objet d’une classification nosographique, son innocence sera perçue comme une intention malveillante à l’égard de l’espèce et neutralisée, soit par le silence, soit par des méthodes plus actives, selon les circonstances et le climat.
Chroniques de l'inconnaissance 28-11-2018