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Un art poétique

pour

temps de détresse

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            Les temps ne sont plus, dans aucun domaine, sur aucun plan, propices aux règles, aux lois, aux valeurs absolues. Chaque domaine de notre réalité aura, tour à tour, au terme des deux derniers siècles, avoué sa nature fictive et ses relations instables avec le mouvement réel qui le porte, le tisse, le détisse. La poésie n’a pas échappé à cet ébranlement des grammaires humaines, que reste-t-il, en effet, des normes, des valeurs, des rites, qui semblaient tracer les limites immuables de son territoire ? Pas grand-chose à vrai dire. Alors, au moment où l’on débat de l’existence même de la poésie, où l’on s’interroge sur sa légitimité, subsiste-t-il le moindre sens à parler d’« art poétique » ? C’est pourtant ce que suggère le titre de cet article : Un art poétique pour temps de détresse. Je voudrais pouvoir rassurer les méfiants, les sceptiques, les soupçonneux, les déconstructeurs délicats ou brutaux, en mettant en avant la nature ironique d’un tel titre, mais non, ce serait mentir si je n’assumais, devant leur mine inquiète, la dose de sérieux qu’il contient.

 

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            Il ne reste pas grand-chose, je le reconnais volontiers, de ce par quoi l’on a longtemps identifié la poésie. Métrique, rime, formes, lexique, thèmes poétiques se sont estompés, dissous dans une liberté apparemment sans limite. Vers et prose n’ont plus semblés des modes d’existence distincts de l’écriture, et l’on a pu même penser que le vers n’était plus qu’un préjugé faisant obstacle au déploiement d’une prose universelle. Non, vraiment, il ne reste plus grand-chose pour différencier, identifier, prouver la poésie, mais ce « pas grand-chose » me semble néanmoins suffisant pour résister à ceux qui voudraient l’enterrer. Toutefois, objecteront certains, si l’existence de la poésie ne tient ni à une forme particulière ni à un contenu spécifique, il se pourrait bien que ce « pas grand-chose » se réduise à « rien ». Je leur répondrai simplement que forme et contenu ne caractérisent que le « fait », et qu’ils oublient, sous le « fait », le mouvement et les actes du « faire ».

 

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            Il est sans doute temps de dresser un bilan bien tempéré de ce vaste retour critique de la poésie sur elle-même, qui s’est amorcé avec le romantisme allemand et s’est radicalisé avec la politisation systématique du champ littéraire et le recours aux diverses sciences du langage, entre les années soixante et les années quatre-vingt-dix du siècle dernier, cela demanderait un peu de temps et de sang-froid, toujours est-il qu’au terme de ce processus, entre autres effets, une « objectivation » critique du « texte » est venue donner, de l’extérieur des œuvres, avec une autorité abusive, des réponses et des impératifs que la création ne peut attendre que d’un « faire ». L’espace de l’énoncé poétique est devenu ainsi, sous cette pression objectivante, le lieu d’une négation pure et simple de l’expérience poétique. Par cet escamotage objectivant de l’expérience et la réduction corrélative des œuvres à leur forme et à leur contenu, la disparition de la poésie, dont l’existence ne se résume ni à l’une ni à l’autre, devenait une disparition logique, une disparition programmée.

 

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            Pour toutes ces raisons, l’art poétique auquel je pense n’a pas grand-chose de nouveau à dire concernant les formes ni les contenus du travail poétique. Toutes les figures, toutes les formes et tous les thèmes ayant été expérimentés, traités, sabordés depuis que la poésie existe, ils forment une sorte de réservoir, de mémoire ou de lexique élargi disponible pour une poésie dont les éléments de base ne sont plus les mots mais des éléments complexes qui s’agencent en phrases ou séquences multidimensionnelles. Au fond, je ne crois pas à un art poétique qui nous guiderait encore dans le choix des formes ou dans leur subversion, dans le choix des thèmes ou dans leur renouvellement, mais seulement à un art qui donnerait la mesure présente, à travers chacun de nos signes, chacune de nos dimensions, du manque le plus cru, le plus vif du transdimensionnel, se manifestant dans nos paroles par les figures du « taire » qui en arrêtent le trait et en relancent le « dire ».

 

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            Mais, si les temps de détresse vers lesquels Hölderlin pointait sa fameuse question adressée aux poètes – Wozu dichter in dürftiger zeit ? Pourquoi des poètes par temps de détresse ? – puisaient leur inquiétude dans l’effacement des dieux anciens et l’hésitation manifeste du dernier d’entre eux, les temps présents ont-t-ils de moindres ou de pires raisons de désespérer ? Un rapide survol des grands événements séparant l’époque de Hölderlin de la nôtre, nous laisse entrevoir, hélas, l’élargissement spectaculaire de la brèche qui avait suscité la perplexité, le désarroi et la quête du poète de Pain et vin. Peu à peu, secoués par des séismes historiques sans précédents, nous avons assisté à la déliaison générale, non seulement des fondements sacrés de nos civilisations, mais encore de toutes les figures qui composaient, dans notre esprit, un monde cohérent ou, tout simplement, un monde. Après ses dieux, c’est l’homme lui-même qui s’est esquivé sur la pointe des pieds, et après lui, tous les objets qui meublaient ou creusaient son désir.

 

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            Il s’est avéré, avec le temps, que la montée de cette détresse qui obsédait Hölderlin et finit par le reclure dans sa petite tour de Tübingen, n’était que le début d’un long processus alternant phases d’effervescence et phases de violence, un processus devenu aujourd’hui l’air tiède et délétère que nous respirons tous. Mais, le désespoir est toujours l’envers d’un espoir, et c’est, le plus souvent, pour avoir cherché la vérité du monde avec les mains d’un espoir faux, que nous recevons la réponse d’un vrai désespoir. Quel remède à cela, si ce n’est de quitter dès que possible le faux espoir et les idées fausses qui vont avec ? Nul ne peut, certes, se passer du petit espoir qui fait agir et que l’on peut perdre sans se sentir perdu, mais le grand espoir qui fait vivre, celui qui fige l’horizon dans une grande image, celui devant lequel tous les autres semblent factices, porte en lui la charge négative la plus forte, la plus dévastatrice, son envers est forcément le désespoir le plus profond, celui dont on ne sait comment guérir. Les temps de détresse sont périodes de deuil collectif d’un de ces grands espoirs, Hölderlin a connu et reconnu dans son temps une telle période, et son art poétique consista à inventer la parole inouïe de ce deuil et les premières figures d’un « après ».

 

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            Ne plus se sentir guidé par les haleurs, hypnotisé par leurs images, est une sensation que chacun retrouve aux tournants majeurs de son existence. Ce n’est pas forcément une sensation agréable ni facile à vivre, car elle oblige celui qui la ressent à remanier ses repères et l’idée qu’il se faisait jusque-là de lui-même, mais elle peut procurer à certains un choc décisif qui deviendra le cœur vivant d’une réécriture fervente de toutes les figures, intégrant la nouvelle absence, le nouveau vide, comme une sorte de principe en creux. Cependant, la détresse que Hölderlin regarda en face et qui motiva sa recherche poétique n’était pas seulement liée au deuil premier d’un grand espoir, mais aussi au deuil second du principe même du grand espoir. La demeure humaine n’était plus fixée au sol par les fondations sacrées du grand espoir et les mérites attachés à son service, mais suspendue dans l’espace par les signes venus de toutes parts et lui donnant son mouvement, sa légèreté, sa grâce ; ce n’était pas la demeure pesante et sévère qu’on avait pu imaginer, mais une demeure fluide composée d’agilités, d’innocences, d’hésitations, de lumières, une demeure poétique ou musicale.

 

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            Pourquoi nous est-il si difficile d’admettre la fluidité de cette demeure d’échos ? Pourquoi trouvons-nous si âpre l’évidence de sa beauté ? Pourquoi sommes-nous la seule espèce pour qui la mort soit devenue une objection majeure à l’innocente agilité de l’être ? Pourquoi avoir lesté des plus lourdes pierres ce bref prélude au voyage sans fin de nos fumées futures ? Pourquoi si ce n’est en raison d’une erreur matricielle motivant le jeu de l’être ? Cette erreur nous a décollés de nous-mêmes, elle a fait d’un brouillage initial la chance d’un langage, elle a froissé, bouclé, plié, dédoublé le seul pour en faire des solitudes et des semblants. Dès lors, la partie et le tout n’ont cessé d’échanger leurs places dans la plus totale confusion et nous n’avons plus su s’il convenait d’aller vers l’une ou vers l’autre, d’identifier notre être, notre existence, notre destin à l’une ou à l’autre. Comment savoir finalement qui joue, comment et à quoi ?

 

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            Dans la vaste et confuse partie de ce jeu baptisé « Monde », l’Un est très spontanément dieu ou rien ; avec un minimum de frottements : ondes, particules, atomes, molécules, gaz ou caillou ; sans réticence majeure : végétal, virus ou animal ; mais s’il s’agit de faire l’homme, tout se complique, s’embrouille, l’Un s’efface, disparaît, voyage incognito, se cache sous des noms d’emprunt, dit que ce n’est pas lui, qu’on ne l’a jamais vu, qu’il n’y a ni preuve ni mobile malgré la multiplication des cadavres qui s’évaporent au nez et à la barbe de chacun. Comment savoir alors qui gagne et qui perd ? Comment même connaître le but de la partie ? Toutefois, s’il y a des moments où l’enjeu devient, sinon plus clair, du moins plus évident, ce sont ceux où la beauté nous aimante : on dirait que soudain, par une porte dérobée – paysage, poème, visage, tableau, mélodie –, l’Un et l’Autre se rejoignent musicalement dans un seul corps ouvert sur l’infini et que l’homme réel coïncide alors, un instant, avec l’homme.

 

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            Que sont ces portes secrètes ? De quoi sont-elles faites ? Pouvons-nous mieux les repérer ? Les identifier ? Les multiplier ? Pouvons-nous à travers elles, au-delà de toute détresse, nous rejoindre autrement pour former des communautés plus légères et vivables que celles que nous connaissons ? Ce sont, pour moi, des questions justifiant l’existence d’un art poétique, mais non pas à la façon d’un réservoir de réponses auxquelles arrimer notre désarroi, seulement comme une mise en actes et en mots des métamorphoses inattendues supposées par la poésie même.

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