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Le refus

 

 

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            Un jour, comme chacun, tu fus coupé en deux, mais au lieu de tomber d’un côté ou de l’autre, tu es resté entre les deux. Allez savoir ce qui se passe en vous tant que vous n’avez pas les mots. Tu aurais pu, comme les autres, choisir le « bon » côté, celui qui nous installe pour le pire et le meilleur dans le roman, ou le « mauvais », celui qui nous mène tôt ou tard dans une institution spécialisée. Tu as esquivé le choix. Cependant. Ne pas choisir est interdit. Tu t’en doutais. Mais n’en as pas tenu compte. Tu t’es vite rendu à l’évidence : ton refus ne faciliterait rien. Mais il mettait d’emblée à ta disposition un point de vue particulier. Sur le jeu qui se déployait autour de toi. L’absence d’intérêt à l’égard des choses qui motivaient l’ardeur romanesque de tes congénères, te donnait à voir clairement les mécanismes secrets de leur jeu.

 

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            Tu voyais tout, mais compris que tu devais dissimuler ce regard clair et les raisons de son existence. Tu regardais avec une forme d’objectivité la mise en scène de l’enfant que les adultes projetaient sur toi, mais rien ne devait laisser transparaître le vide dans lequel tu t’étais secrètement installé. Tu appris la prudence, la ruse, les bases du théâtre. On sent bien ce qui ne va pas, et si l’on dissimule son mal, ce n’est pas seulement pour déjouer les soupçons, mais aussi pour éviter les solutions. Si l’on s’attache à ne pas éveiller l’angoisse des siens, ce n’est pas seulement par compassion, mais aussi pour éviter ce que l’on pressent comme une menace : un enchaînement de décisions et d’actes extérieurs à soi, une machine qui pourrait se mettre en marche pour rectifier « l’erreur », un ensemble de mots et de gestes vous arrachant à la vérité sournoise de votre corps. Tu marchais sur des œufs. En cassa quelques-uns. Appris. Appris encore.

 

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            Tout enfant, tu n’aurais pas dû fixer aussi attentivement les gens, essayant de déchiffrer, d’écrire en toi le moindre battement de cils, le plus discret frémissement de narines. Tu n’aurais pas dû relever aussi visiblement tous les détails, gestes, mimiques, tons de voix, parfums, lumière de telle ou telle scène familiale ou publique. On en était troublé, gêné, certains en firent la remarque. Tu n’aurais pas dû noter ni relever, non plus, aussi rigoureusement les excès, les manquements, les abus touchant aux divers codes en vigueur dans le monde adulte. Ainsi, face à cette dame trop théâtralement émerveillée qu’un enfant de trois ans comprenne l’italien et qui te demandait de lui en dire trois mots, tu n’aurais pas dû prononcer, même avec un air de parfaite innocence, les phrases malsonnantes que tes grands-parents échangeaient au cours de leurs disputes italiennes. Tu compris tout cela. L’intégras. Rectifias le tir.

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