Qu’as-tu fait ?
Il y a,
Entre nuit et jour,
Un moment indécis où Dieu même
Hésite entre l’encre du rien et le signe
De l’être,
Un moment où le monde reste suspendu à la corde
D’une improbable lyre et ne peut
Faire le moindre pas vers la lumière
Avant qu’une âpre vibration ne chante
L’inquiétude,
L’anxiété qui aspire la chair et la guide
Vers le bord quotidien de ce puits
Où les yeux
Tombent comme des pierres
Dans le bleu ou le gris d’un nouvel éveil ;
Il y a,
Entre Abel et Caïn,
Cette part indécise vissée
Dans le bois et l’aphasie des commencements,
Cette part qui sommeille
Dans les ruines présentes ou futures
Et rêve
L’innocence profonde des guerres et des meurtres,
Lame de fond venue d’on ne sait où
Et qui emporte
L’offrande de Caïn bien au-delà
Des mots de sa prière et des premiers équilibres
De la loi volée au ciel,
Il y a,
Parmi les fruits amers de l’arbre,
La dérive obstinée de la terre au creux des hommes
Et ces maisons éventrées qui composent
Un paysage de gravats, de poutres, de poussière,
D’intimités ouvertes sur l’oubli comme autant
De carcasses de chèvres abandonnées au soleil
Par les chiens et les hyènes ;
Un enfant vêtu de rouge, une femme vêtue de noir
Enjambent les pans de murs, les tôles, les débris
Qui s’accumulent sur le sol,
Leur rue n’est plus qu’un amoncellement informe
De souvenirs et de fragments méconnaissables que la vie
Avait liés et que la mort
A dispersés,
Ils cherchent on ne sait quoi, on ne sait qui,
Parmi les portes arrachées, les ferrailles tordues,
Les immeubles béants,
Les mots privés de souffle d’une vieille question ;
« Où est ton frère ? »
Demande la voix fantôme depuis
Le faux silence des décombres, des corps ;
« Où est ton frère ? »
Et l’enfant vêtu de rouge,
Et la femme vêtue de noir,
Comme envoûtés par la banalité inouïe du malheur,
Marchent comme les morts entre les pierres grises
De la vieille réponse,
Du vieux mensonge :
« Je ne sais pas, suis-je le gardien de mon frère ? »
Il y a,
Entre amour et haine,
Cette rue dépecée,
Cette rue où s’entassent les choses délogées
De l’étroite demeure où elles furent
Le signe d’un désir,
D’une émotion,
D’une vie à laquelle on croyait sans savoir
Ni se demander
Pourquoi,
Et cette rue chaotique dessine çà et là
Le premier masque de ceux
Qui épousent déjà
L’imperceptible hésitation des roches pour se joindre
À la ronde muette
Des astres
Et des frémissements futurs ;
Il y a,
Entre l’un et l’autre,
Cette salle immense bruissante de noms,
Cette salle où court l’écho d’une voix fantôme
Qui questionne sans fin,
Qui dit
« Écoute ! »,
Qui dit
« Qu’as-tu fait ? »,
Mais la salle est vide, ouverte à tout vent,
Il n’y a plus ni murs ni plafond,
L’infini,
Assis sur le sol,
Compte les morts et les étoiles,
Il touche de ses mains la terre où s’ouvre
Cette bouche qui ne parle pas,
Il cherche en lui-même l’étrange rue martyrisée
Qui mène d’un mensonge à l’autre, enjambant
L’absence de pourquoi et la douceur
Cruelle
De devoir chaque matin
S’étonner que de nouveaux yeux soient offerts
Au soleil…
(Poème extrait d’un recueil encore inédit Le livre de l’innocence et de ses fins, 2016)