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L’expérience intérieure au jour le jour

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            C’est dans les années soixante-dix que j’ai commencé à noter pour moi-même, sur les pages d’un cahier qui ne me quittait pas, les pensées accompagnant mon écriture et plus largement ma vie. Ce n’est qu’à partir des années quatre-vingt-dix que j’ai envisagé qu’elles pourraient avoir quelque intérêt pour d’autres que moi-même et que j’en ai pris un peu plus soin.

 

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            Dialogue au jour le jour avec la vie, la poésie, l’écriture, l’art, la musique, dialogue se poursuivant aujourd’hui même, avec les poètes, les romanciers, les philosophes, les amis, les personnes qui me sont le plus chères, dialogue avec les mystiques, les théologiens, les spiritualités diverses, dialogue avec la folie, la raison, la langue, la rhétorique, dialogue avec la science, la politique, la société, avec les surprises incessantes du réel, du hasard, du sens, du néant, dialogue avec l’enfant, l’adolescent, le jeune homme que je fus et avec l’homme dont je suis continûment en train de m’éloigner, ces réflexions ne sont pas l’énoncé d’une pensée ni de jugements définitifs, la cohérence de ce qui s’y énonce ne cesse de se heurter à de nouveaux faits, de nouvelles expériences et de devoir s’élargir et s’ajuster à eux.

 

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            Il se peut qu’au fil des ans je me sois contredit, mais, dois-je l’avouer ici, mon médiocre intérêt pour la foire aux égos et ses distributions de points, bons ou mauvais, me dispense d’en rougir : erreur, vérité ne sont que les deux faces d’un même chemin où le marcheur doit s’éveiller à la solitude sans envers ni endroit de son pas. L’expérience intérieure est à ce prix. Le degré de solitude que l’on y atteindra dans l’usage des mots de la tribu, et dont on saura faire, pour elle, un signe nouveau en provenance et à destination de l’homme réel, en confirmera seul la pertinence et la rigueur.

 

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            De façon plus ou moins consciente, plus ou moins affirmée, la poésie avance toujours guidée par l’unité paradoxale qui lui est propre, son oxymore matriciel, cette « unité duelle » qui confronte et mêle dans ses actes le couple ennemi de l’idiotie et de la pensée. C’est sa quadrature du cercle, l’impossible qui en motive et justifie le mouvement. D’un côté, elle met la pensée en pilotage automatique et lâche la bride à l’idiotie, de l’autre, elle reprend la bride et inventorie les bribes de pensée que l’idiotie a prises dans ses filets.

 

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            Ce double mouvement est cyclique et sans fin. Ses deux temps ne sont pas vraiment alternatifs mais à bien des égards simultanés, encore que diversement accentués. Aucun des deux, par ailleurs, ne saurait rendre l’autre caduque, car on ne saurait imaginer une poésie qui ne pense pas ni une poésie qui n’ouvre au jeu des mots cette part d’idiotie qui fait d’elle une brèche dans l’usage fasciné du langage et de sa raison.

 

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            C’est pour retenir, fixer, rendre plus distinct ce qu’il y a de vif et de fuyant dans l’expérience poétique vue comme un des visages de l’expérience intérieure, que j’ai écrit l’essentiel de ces réflexions. Pour moi, leur utilité s’épuise dans leur écriture même, elles ne me parlent plus au-delà, car ce qui parle en moi ne veut que le surgissement et consume au fur et à mesure tout ce que j’en peux écrire. Si elles éveillent chez le lecteur telle intuition, telle question qu’il n’attendait pas, leur utilité aura trouvé hors de ma propre expérience intérieure un prolongement dont je serais heureux. Ma solitude ainsi confirmée pourra se dissoudre dans le moment d’éveil d’une autre solitude à elle-même.

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Chroniques de l'inconnaissance, Introduction

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